BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean Racine

1639 - 1699

 

Phèdre [et Hippolyte]

 

Acte I

 

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Scène III.

Phèdre, Oenone.

 

Phèdre.

N' allons point plus avant. Demeurons, chère Oenone.

Je ne me soutiens plus. Ma force m' abandonne.

155

Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

Hélas!

Elle s' assit.

Oenone.

Dieux tout-puissants! que nos pleurs vous apaisent.

Phèdre.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!

Quelle importune main, en formant tous ces noeuds,

160

A pris soin sur mon front d' assembler mes cheveux?

Tout m' afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.

Oenone.

Comme on voit tous ses voeux l' un l' autre se détruire!

165

Vous-même, condamnant vos injustes desseins,

Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains.

Vous-même, rappelant votre force première,

Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.

Vous la voyez, Madame, et prête à vous cacher,

vous haïssez le jour que vous veniez chercher?

Phèdre.

Noble et brillant Auteur d' une triste Famille,

170

Toi, dont ma Mère osoit se vanter d' être Fille,

Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,

Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.

Oenone.

Quoi? vous ne perdrez point cette cruelle envie?

Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,

175

Faire de votre mort les funestes apprêts?

Phèdre.

Dieux! Que ne suis-je assise à l' ombre des forêts!

Quand pourrai-je au travers d' une noble poussière

Suivre de l' oeil un char fuyant dans la carrière?

Oenone.

Quoi, Madame?

Phèdre.

Insensée, où suis-je? Et qu' ai-je dit?

180

Où laissé-je égarer mes voeux et mon esprit?

Je l' ai perdu. Les dieux m' en ont ravi l' usage.

Oenone la rougeur me couvre le visage,

Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,

Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

Oenone.

185

Ah! s' il vous faut rougir, rougissez d' un silence

Qui de vos maux encore aigrit la violence.

Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos dicours,

Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours?

Quelle fureur les borne au milieu de leur course?

190

Quel charme ou quel poison en a tari la source?

Les ombres par trois fois ont obscurci les Cieux

Depuis que le sommeil n' est entré dans vos yeux,

Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure,

Depuis que votre corps languit sans nourriture.

195

À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter?

De quel droit sur vous-même osez-vous attenter?

Vous offensez les Dieux auteurs de votre vie.

Vous trahissez l' Époux à qui la foi vous lie,

Vous trahissez enfin vos Enfants malheureux,

200

Que vous précipitez sous un joug rigoureux.

Songez qu' un même jour leur ravira leur Mère,

Et rendra l' espérance au Fils de l' Étrangère,

À ce fier Ennemi de vous, de votre sang,

Ce Fils qu' une Amazone a porté dans son flanc,

205

Cet Hippolyte...

Phèdre.

Ah, Dieux!

Oenone.

Ce reproche vous touche.

Phèdre.

Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche?

Oenone.

Hé bien, votre colère éclate avec raison.

J' aime à vous voir frémir à ce funeste nom.

Vivez donc. Que l' amour, le devoir vous excite.

210

Vivez, ne souffrez pas que le Fils d' une Scythe,

Accablant vos Enfants d' un empire odieux,

Commande au plus beau sang de la Grèce et des Dieux.

Mais ne différez point, chaque moment vous tue.

Réparez promptement votre force abattue,

215

Tandis que de vos jours prêts à se consumer

Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.

Phèdre.

J' en ai trop prolongé la coupable durée.

Oenone.

Quoi? de quelques remords êtes-vous déchirée?

Quel crime a pu produire un trouble si pressant?

220

Vos mains n' ont point trempé dans le sang innocent?

Phèdre.

Grâces au Ciel, mes mains ne sont point criminelles.

Plût aux Dieux que mon coeur fût innocent comme elles!

Oenone.

Et quel affreux projet avez-vous enfanté

Dont votre coeur encor doive être épouvanté?

Phèdre.

225

Je t' en ai dit assez. Épargne-moi le reste.

Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

Oenone.

Mourez donc, et gardez un silence inhumain.

Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.

Quoiqu' il vous reste à peine une foible lumière,

230

Mon âme chez les morts descendra la première.

Mille chemins ouverts y conduisent toujours,

Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue?

Songez-vous qu' en naissant mes bras vous ont reçue?

235

Mon Pays, mes Enfants, pour vous j' ai tout quitté.

Réserviez-vous ce prix à ma fidélité?

Phèdre.

Quel fruit espères-tu de tant de violence?

Tu frémiras d' horreur si je romps le silence.

Oenone.

Et que me direz-vous qui ne cède, grands Dieux!

240

À l' horreur de vous voir expirer à mes yeux?

Phèdre.

Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m' accable,

Je n' en mourrai pas moins, j' en mourrai plus coupable.

Oenone.

Madame, au nom des pleurs que pour vous j' ai versés,

Par vos foibles genoux que je tiens embrassés,

245

Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

Phèdre.

Tu le veux. Lève-toi.

Oenone.

Parlez. Je vous écoute.

Phèdre.

Ciel! Que lui vais-je dire, et par où commencer?

Oenone.

Par de vaines frayeurs cessez de m' offenser.

Phèdre.

Ô haine de Vénus! Ô fatale colère!

250

Dans quels égarements l' amour jeta ma Mère!

Oenone.

Oublions-les, Madame. Et qu' à tout l' avenir

Un silence éternel cache ce souvenir.

Phèdre.

Ariane ma Soeur! De quel amour blessée,

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée!

Oenone.

255

Que faites-vous, Madame? Et quel mortel ennui

Contre tout votre sang vous anime aujourd' hui?

Phèdre.

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière et la plus misérable.

Oenone.

Aimez-vous?

Phèdre.

De l' amour j' ai toutes les fureurs.

Oenone.

260

Pour qui?

Phèdre.

Tu vas ouïr le comble des horreurs.

J' aime... à ce nom fatal, je tremble, je frissonne.

J' aime...

Oenone.

Qui?

Phèdre.

Tu connois ce Fils de l' Amazone,

Ce Prince si longtemps par moi-même opprimé?

Oenone.

Hippolyte? Grands Dieux!

Phèdre.

C' est toi qui l' as nommé.

Oenone.

265

Juste Ciel! Tout mon sang dans mes veines se glace.

Ô désespoir! Ô crime! Ô déplorable Race!

Voyage infortuné! Rivage malheureux,

Falloit-il approcher de tes bords dangereux?

Phèdre.

Mon mal vient de plus loin. À peine au Fils d' Égée

270

Sous les lois de l' Hymen je m' étois engagée,

Mon repos, mon bonheur sembloit être affermi;

Athènes me montra mon superbe Ennemi.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

Un trouble s' éleva dans mon âme éperdue.

275

Mes yeux ne voyoient plus, je ne pouvois parler,

Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables,

D' un sang qu' elle poursuit tourments inévitables.

Par des voeux assidus je crus les détourner,

280

Je lui bâtis un Temple, et pris soin de l' orner.

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchois dans leurs flancs ma raison égarée.

D' un incurable amour remèdes impuissants!

En vain sur les Autels ma main brûloit l' encens.

285

Quand ma bouche imploroit le nom de la Déesse,

J' adorois Hippolyte; et le voyant sans cesse,

Même au pied des Autels que je faisois fumer,

J' offrois tout à ce Dieu, que je n' osois nommer.

Je l' évitois partout. Ô comble de misère!

290

Mes yeux le retrouvoient dans les traits de son Père.

Contre moi-même enfin j' osai me révolter.

J' excitai mon courage à le persécuter.

Pour bannir l' Ennemi dont j' étois idolâtre,

J' affectai les chagrins d' une injuste Marâtre;

295

Je pressai son exil, et mes cris éternels

L' arrachèrent du sein et des bras paternels.

Je respirois, Oenone. Et depuis son absence,

Mes jours moins agités couloient dans l' innocence.

Soumise à mon Époux, et cachant mes ennuis,

300

De son fatal hymen je cultivois les fruits.

Vaines précautions! Cruelle destinée!

Par mon Époux lui-même à Trézène amenée,

J' ai revu l' Ennemi que j' avois éloigné.

Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

305

Ce n' est plus une ardeur dans mes veines cachée.

C' est Vénus toute entière à sa proie attachée.

J' ai conçu pour mon crime une juste terreur;

J' ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

Je voulois en mourant prendre soin de ma gloire,

310

Et dérober au jour une flamme si noire.

Je n' ai pu soutenir tes larmes, tes combats.

Je t' ai tout avoué; je ne m' en repens pas,

Pourvu que de ma mort respectant les approches,

Tu ne m' affliges plus par d' injustes reproches,

315

Et que tes vains secours cessent de rappeler

Un reste de chaleur, tout prêt à s' exhaler.