BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean Racine

1639 - 1699

 

Phèdre [et Hippolyte]

 

Acte II

 

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Scène V.

Phèdre, Hippolyte, Oenone.

 

Phèdre. à Oenone.

Le voici. Vers mon coeur tout mon sang se retire.

J' oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

Oenone.

Souvenez-vous d' un Fils qui n' espère qu' en vous.

Phèdre.

On dit qu' un prompt départ vous éloigne de nous,

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Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes.

Je vous viens pour un Fils expliquer mes alarmes.

Mon Fils n' a plus de Père; et le jour n' est pas loin

Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.

Déjà mille ennemis attaquent son enfance.

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Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.

Mais un secret remords agite mes esprits.

Je crains d' avoir fermé votre oreille à ses cris.

Je tremble que sur lui votre juste colère

Ne poursuive bientôt une odieuse Mère.

Hippolyte.

595

Madame, je n' ai point des sentiments si bas.

Phèdre.

Quand vous me haïriez, je ne m' en plaindrois pas,

Seigneur. Vous m' avez vue attachée à vous nuire,

Dans le fond de mon coeur vous ne pouviez pas lire.

À votre inimitié j' ai pris soin de m' offrir.

600

Aux bords que j' habitois je n' ai pu vous souffrir.

En public, en secret, contre vous déclarée,

J' ai voulu par des mers en être séparée.

J' ai même défendu, par une expresse loi

Qu' on osât prononcer votre nom devant moi.

605

Si pourtant à l' offense on mesure la peine,

Si la haine peut seule attirer votre haine,

Jamais Femme ne fut plus digne de pitié,

Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.

Hippolyte.

Des droits de ses Enfants une Mère jalouse

610

Pardonne rarement au Fils d' une autre Épouse.

Madame, je le sais. Les soupçons importuns

Sont d' un second hymen les fruits les plus communs.

Toute autre auroit pour moi pris les mêmes ombrages,

Et j' en aurois peut-être essuyé plus d' outrages.

Phèdre.

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Ah! Seigneur, que le Ciel, j' ose ici l' attester,

De cette loi commune a voulu m' excepter!

Qu' un soin bien différent me trouble, et me dévore!

Hippolyte.

Madame, il n' est pas temps de vous troubler encore.

Peut-être votre Époux voit encore le jour.

620

Le Ciel peut à nos pleurs accorder son retour.

Neptune le protége, et ce Dieu tutélaire

Ne sera pas en vain imploré par mon Père.

Phèdre.

On ne voit point deux fois le Rivage des morts,

Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,

625

En vain vous espérez qu' un Dieu vous le renvoie,

Et l' avare Achéron ne lâche point sa proie.

Que dis-je? Il n' est point mort, puisqu' il respire en vous.

Toujours devant mes yeux je crois voir mon Époux.

Je le vois, je lui parle; et mon coeur... Je m' égare,

630

Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

Hippolyte.

Je vois de votre amour l' effet prodigieux.

Tout mort qu' il est, Thésée est présent à vos yeux;

Toujours de son amour votre âme est embrasée.

Phèdre.

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.

635

Je l' aime, non point tel que l' ont vu les Enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du Dieu des Morts déshonorer la couche;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,

640

Tel qu' on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous voi.

Il avoit votre port, vos yeux, votre langage,

Cette noble pudeur coloroit son visage,

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

Digne sujet des voeux des Filles de Minos.

645

Que faisiez-vous alors? Pourquoi sans Hippolyte

Des Héros de la Grèce assembla-t-il l' élite?

Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors

Entrer dans le Vaisseau qui le mit sur nos bords?

Par vous auroit péri le Monstre de la Crète,

650

Malgré tous les détours de sa vaste retraite.

Pour en développer l' embarras incertain,

Ma Soeur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non, dans ce dessein je l' aurois devancée.

L' Amour m' en eût d' abord inspiré la pensée.

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C' est moi, Prince, c' est moi dont l' utile secours

Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.

Que de soins m' eût coûtés cette Tête charmante!

Un fil n' eût point assez rassuré votre Amante.

Compagne du péril qu' il vous falloit chercher,

660

Moi-même devant vous j' aurois voulu marcher,

Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,

Se seroit avec vous retrouvée, ou perdue.

Hippolyte.

Dieux! Qu' est-ce que j' entends? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon Père, et qu' il est votre Époux?

Phèdre.

665

Et sur quoi jugez-vous que j' en perds la mémoire,

Prince? Aurois-je perdu tout le soin de ma gloire?

Hippolyte.

Madame, pardonnez. J' avoue, en rougissant,

Que j' accusois à tort un discours innocent.

Ma honte ne peut plus soutenir votre vue.

670

Et je vais...

Phèdre.

Ah! Cruel, tu m' as trop entendue.

Je t' en ai dit assez pour te tirer d' erreur.

Hé bien! Connois donc Phèdre et toute sa fureur.

J' aime. Ne pense pas qu' au moment que je t' aime,

Innocente à mes yeux, je m' approuve moi-même,

675

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison.

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m' abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les Dieux m' en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc

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Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,

Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le coeur d' une foible Mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé.

C' est peu de t' avoir fui, Cruel, je t' ai chassé.

685

J' ai voulu te paroître odieuse, inhumaine.

Pour mieux te résister, j' ai recherché ta haine.

De quoi m' ont profité mes inutiles soins?

Tu me haïssois plus, je ne t' aimois pas moins.

Tes malheurs te prêtoient encor de nouveaux charmes.

690

J' ai langui, j' ai séché, dans les feux, dans les larmes.

Il suffit de tes yeux pour t' en persuader,

Si tes yeux un moment pouvoient me regarder.

Que dis-je? Cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?

695

Tremblante pour un Fils que je n' osois trahir,

Je te venois prier de ne le point haïr.

Foibles projets d' un coeur trop plein de ce qu' il aime!

Hélas! je ne t' ai pu parler que de toi-même.

Venge-toi, punis-moi d' un odieux amour.

700

Digne Fils du Héros qui t' a donné le jour,

Délivre l' Univers d' un Monstre qui t' irrite.

La Veuve de Thésée ose aimer Hippolyte?

Crois-moi, ce Monstre affreux ne doit point t' échapper.

Voilà mon coeur. C' est là que ta main doit frapper.

705

Impatient déjà d' expier son offense

Au-devant de ton bras je le sens qui s' avance.

Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,

Si ta haine m' envie un supplice si doux,

Ou si d' un sang trop vil ta main seroit trempée,

710

Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.

Donne.

Oenone.

Que faites-vous, Madame? Justes Dieux!

Mais on vient. Évitez des témoins odieux,

Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.