BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean Racine

1639 - 1699

 

Phèdre [et Hippolyte]

 

Acte IV

 

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Scène VI.

Phèdre, Oenone.

 

Phèdre.

Chère Oenone, sais-tu ce que je viens d' apprendre?

Oenone.

1215

Non. Mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.

J' ai pâli du dessein qui vous a fait sortir.

J' ai craint une fureur à vous-même fatale.

Phèdre.

Oenone, qui l' eût cru? J' avois une Rivale.

Oenone.

Comment?

Phèdre.

Hippolyte aime, et je n' en puis douter.

1220

Ce farouche Ennemi qu' on ne pouvoit dompter,

Qu' offensoit le respect, qu' importunoit la plainte,

Ce Tigre, que jamais je n' abordai sans crainte,

Soumis, apprivoisé, reconnoît un Vainqueur.

Aricie a trouvé le chemin de son coeur.

Oenone.

1225

Aricie?

Phèdre.

Ah douleur non encore éprouvée!

À quel nouveau tourment je me suis réservée!

Tout ce que j' ai souffert, mes craintes, mes transports,

La fureur de mes feux, l' horreur de mes remords,

Et d' un refus cruel l' insupportable injure

1230

N' étoit qu' un foible essai du tourment que j' endure.

Ils s' aiment! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux?

Comment se sont-ils vus? Depuis quand? Dans quels lieux?

Tu le savois. Pourquoi me laissois-tu séduire?

De leur furtive ardeur ne pouvois-tu m' instruire?

1235

Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher?

Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher?

Hélas! Ils se voyoient avec pleine licence.

Le Ciel de leurs soupirs approuvoit l' innocence.

Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux.

1240

Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux.

Et moi, triste rebut de la Nature entière,

Je me cachois au jour, je fuyois la lumière.

La Mort est le seul Dieu que j' osois implorer.

J' attendois le moment où j' allois expirer,

1245

Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée.

Encor dans mon malheur de trop près observée,

Je n' osois dans mes pleurs me noyer à loisir,

Je goûtois en tremblant ce funeste plaisir.

Et sous un front serein déguisant mes alarmes,

1250

Il falloit bien souvent me priver de mes larmes.

Oenone.

Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours?

Ils ne se verront plus.

Phèdre.

Ils s' aimeront toujours.

Au moment que je parle, ah mortelle pensée!

Ils bravent la fureur d' une Amante insensée.

1255

Malgré ce même exil qui va les écarter,

Ils font mille serments de ne se point quitter.

Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m' outrage,

Oenone. Prends pitié de ma jalouse rage.

Il faut perdre Aricie. Il faut de mon Époux

1260

Contre un sang odieux réveiller le courroux.

Qu' il ne se borne pas à des peines légères.

Le crime de la Soeur passe celui des Frères.

Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

Que fais-je? Où ma raison se va-t-elle égarer?

1265

Moi jalouse! Et Thésée est celui que j' implore!

Mon Époux est vivant, et moi je brûle encore!

Pour qui? Quel est le coeur où prétendent mes voeux?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure.

1270

Je respire à la fois l' inceste et l' imposture.

Mes homicides mains promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Misérable! Et je vis? Et je soutiens la vue

De ce sacré Soleil dont je suis descendue?

1275

J' ai pour Aïeul le Père et le Maître des Dieux;

Le Ciel, tout l' Univers est plein de mes Aïeux.

Où me cacher? Fuyons dans la Nuit infernale.

Mais que dis-je? Mon Père y tient l' Urne fatale.

Le Sort, dit-on, l' a mise en ses sévères mains.

1280

Minos juge aux Enfers tous les pâles Humains.

Ah! combien frémira son Ombre épouvantée,

Lorsqu' il verra sa Fille à ses yeux présentée,

Contrainte d' avouer tant de forfaits divers,

Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers?

1285

Que diras-tu, mon Père, à ce spectacle horrible?

Je crois voir de ta main tomber l' Urne terrible,

Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton Sang devenir le Bourreau.

Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta Famille.

1290

Reconnois sa vengeance aux fureurs de ta Fille.

Hélas! Du crime affreux dont la honte me suit,

Jamais mon triste coeur n' a recueilli le fruit.

Jusqu' au dernier soupir de malheurs poursuivie,

Je rends dans les tourments une pénible vie.

Oenone.

1295

Hé! repoussez, Madame, une injuste terreur.

Regardez d' un autre oeil une excusable erreur.

Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.

Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

Est-ce donc un prodige inouï parmi nous?

1300

L' amour n' a-t-il encor triomphé que de vous?

La foiblesse aux Humains n' est que trop naturelle.

Mortelle subissez le sort d' une Mortelle.

Vous vous plaignez d' un joug imposé dès longtemps.

Les Dieux même, les Dieux, de l' Olympe habitants,

1305

Qui d' un bruit si terrible épouvantent les crimes,

Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

Phèdre.

Qu' entends-je? Quels conseils ose-t-on me donner?

Ainsi donc jusqu' au bout tu veux m' empoisonner,

Malheureuse? Voilà comme tu m' as perdue.

1310

Au jour que je fuyois c' est toi qui m' as rendue.

Tes prières m' ont fait oublier mon devoir.

J' évitois Hippolyte, et tu me l' as fait voir.

De quoi te chargeois-tu? Pourquoi ta bouche impie

A-t-elle en l' accusant osé noircir sa vie?

1315

Il en mourra peut-être, et d' un Père insensé

Le sacrilége voeu peut-être est exaucé.

Je ne t' écoute plus. Va-t' en, Monstre exécrable.

Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.

Puisse le juste Ciel dignement te payer.

1320

Et puisse ton supplice à jamais effrayer

Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,

Des Princes malheureux nourrissent les foiblesses,

Les poussent au penchant où leur coeur est enclin,

Et leur osent du Crime aplanir le chemin;

1325

Détestables Flatteurs, Présent le plus funeste

Que puisse faire aux Rois la colère céleste!

Oenone,  seule.

Ah Dieux! Pour la servir j' ai tout fait, tout quitté.

Et j' en reçois ce prix? Je l' ai bien mérité.

 

Fin du quatrième Acte.