Pierre Sylvain Maréchal
1750 -1803
Le jugement dernierdes rois
1793
|
|
__________________________________________________
| |
SCÈNE III.
Les Acteurs Précédents et le Vieillard.
Plusieurs Sans-Culottes à la fois.Bon vieillard! … vénérable vieillard!… Que fais-tu ici?
Le Vieillard.Des Français! … ô jour heureux! … il y a si longtemps que je n'ai vu des français! … [6] Mes amis! mes enfants! Que cherchez-vous? … mais avant tout, un naufrage vous a peut-être jetés sur cette rive; auriez-vous besoin de nourriture? Je n'ai à vous offrir que ces fruits, et l'eau de cette source. Ma cabane est trop petite pour vous contenir tous à la fois. Je n'attendais pas si nombreuse et si bonne compagnie.
Le Français.Notre bon papa, il ne nous faut rien. Nous n'avons besoin que de t'entendre, de sçavoir ton histoire; nous te raconterons, après, la nôtre.
Le Vieillard.En deux mots, la voici: Je suis français, né à Paris. J'habitais un petit domaine contre le parc de Versailles. Un jour, la chasse passe de mon cóté; le cerf est relancé jusque dans mon jardin. Le roi et tout son monde entrent chez moi. Ma fille, grande et belle, est remarquée de tous ces messieurs de la cour. Le lendemain, on me l'enlève … Je cours au château réclamer ma fille; on me raille: on me repousse: on me chasse. Je ne me rebute pas: la larme à l'il, je me jète aux pieds du roi sur son passage. On lui dit un mot à l'oreille sur mon compte; [7] il me ricane au nez, et donne ordre qu'on me fasse retirer. Ma pauvre femme n'en obtient pas davantage; elle expire de douleur. Je reviens au château. Je compte ma peine à tout le monde. Personne ne veut s'en mêler. Je demande à parler à la reine; je la saisis par la robe, comme elle sortait de ses appartements. Ah! dit-elle, c'est cet ennuyeux personnage. Quand donc lui interdira-t-on ma présence? Je me présente chez les ministres, j'élève le ton; je parle en homme, en père. Un d'eux, c'était un prélat, ne me répond rien; mais il fait un signe. On m'arrête à la porte de son audience; on me plonge dans un cachot, d'où je ne sors que pour être jeté à fond de cale d'un navire qui, en passant, me laissa dans cette île, il y a précisément aujourd'hui vingt années. Voilà, mes amis, mon aventure.
Le Sans-Culotte français.Écoute à ton tour, et apprends que tu es bien vengé. Te dire tout, serait trop long. Voici l'essentiel: Bon vieillard! tu as devant toi un représentant de chacune des nations de l'Europe devenue libre et républicaine: car il faut que tu saches qu'il n'y a plus du tout de rois en Europe. [8]
Le Vieillard.Est-il bien vrai? Serait-il possible? … Vous vous jouez d'un pauvre vieillard.
Le Sans-Culotte français.De vrais sans-culottes honorent la vieillesse, et ne s'en amusent point … comme faisaient jadis les plats courtisans de Versailles, de Saint-James, de Madrid, de Vienne.
Le Vieillard.Comment! il n'y a plus de rois en Europe? …
Un Sans-Culotte.Tu vas les voir débarquer tous ici; ils nous suivent (à leur tour, comme tu l'as été,) à fond de cale d'une petite frégate armée que nous devançons pour leur préparer les logis. Tu vas les voir tous ici, un pourtant excepté.
Le Vieillard.Et pourquoi cette exception? Ils n'ont jamais guères mieux valu les uns que les autres.
Le Sans-Culotte.Tu as raison … excepté un, parce que nous l'avons guillotiné.
Le Vieillard.Guillotiné! … que veut dire?… [9]
Le Sans-Culotte.Nous t'expliquerons cela, et bien autre chose: nous lui avons tranché la tête, de par la loi.
Le Vieillard.Les Français sont donc devenus des hommes!
Le Sans-Culotte.Des hommes libres. En un mot, la France est une république dans toute la force du terme …. Le peuple Français s'est levé. Il a dit: je ne veux plus de roi; et le tróne a disparu. Il a dit encore: je veux la république, et nous voilà tous républicains.
Le Vieillard.Je n'aurais jamais ósé espérer une pareille révolution: mais je la conçois. J'avais toujours pensé, à part moi, que le peuple, aussi puissant que le Dieu qu'on lui prêche, n'a qu'à vouloir … Que je suis heureux d'avoir assez vécu pour apprendre un aussi grand évènement! Ah! mes amis! mes frères, mes enfants! je suis dans un ravissement! …Mais jusqu'à présent vous ne me parlez que de la France; et, ce me semble, si j'ai bien entendu d'abord, l'Europe entière est délivrée de la contagion des rois?
L'Allemand.L'exemple des Français a fructifié: ce n'a [10] pas été sans peine. Toute l'Europe s'est liguée contre eux, non pas les peuples, mais les monstres qui s'en disaient impudemment les souverains. Ils ont armé tous leurs esclaves; ils ont mis en uvre tous les moyens pour dissoudre ce noyau de liberté que Paris avait formé. On a d'abord indignement calomnié cette nation généreuse qui, la première, a fait justice de son roi: on a voulu la modérantiser, la fédéraliser, l'affamer, l'asservir de plus belle, pour dégoûter à jamais les hommes du régime de l'indépendance. Mais à force de méditer les principes sacrés de la Révolution française, à force de lire les traits sublimes, les vertus héroïques auxquelles elle a donné lieu, les autres peuples se sont dit: Mais, nous sommes bien dupes de nous laisser conduire à la boucherie comme des moutons, ou de nous laisser mener en lesse comme des chiens de chasse au combat du taureau. Fraternisons plutót avec nos aînés en raison, en liberté. En conséquence, chaque section de l'Europe envoya à Paris de braves sans-culottes, chargés de la représenter. Là, dans cette diète de tous les peuples, on est convenu qu'à certain jour, toute l'Europe se lèverait en masse, … et s'émanciperait … En effet, une insurrection générale [11] et simultanée a éclaté chez toutes les nations de l'Europe; et chacune d'elles eut son 14 juillet et 5 octobre 1789, son 10 août et 21 septembre 1792, son 31 mai et 2 juin 1793. Nous t'instruirons de ces époques, les plus étonnantes de toute l'histoire.
Le Vieillard.Que de merveilles! … Pour le moment, satisfaites mon impatiente curiosité sur un seul point. Je vous entends tous répéter le mot de Sans-Culotte; que signifie cette expression singulière et piquante?
Un Sans-Culotte français.C'est à moi de te le dire: Un sans-culotte est un homme libre, un patriote par excellence. La masse du vrai peuple, toujours bonne, toujours saine, est composée de sans-culottes. Ce sont des citoyens purs, tout près du besoin, qui mangent leur pain à la sueur de leur front, qui aiment le travail, qui sont bons fils, bons pères, bons époux, bons parents, bons amis, bons voisins, mais qui sont jaloux de leurs droits autant que de leurs devoirs. Jusqu'à ce jour, faute de s'entendre, ils n'avaient été que des instruments aveugles et passifs dans la main des méchants, c'est-à-dire des rois, [12] des nobles, des prêtres, des égoïstes, des aristocrates, des hommes d'état, des fédéralistes, tous gens dont nous t'expliquerons, sage et malheureux vieillard, les maximes et les forfaits. Chargés de tout l'entretien de la ruche, les sans-culottes ne veulent plus souffrir désormais, au-dessus ni parmi eux, de frelons lâches et malfaisants, orgueilleux et parasites.
Le Vieillard, avec enthousiasme.Mes frères, mes enfants, et moi aussi je suis un sans-culotte!
L'Anglais reprend le récit.Chaque peuple, le même jour, s'est donc déclaré en république, et se constitua un gouvernement libre. Mais en même temps on proposa d'organiser une convention Européenne qui se tint à Paris, chef-lieu de l'Europe. Le premier acte qu'on y proclama fut le Jugement dernier des Rois détenus déjà dans les prisons de leurs châteaux. Ils ont été condamnés à la déportation dans une île déserte, où ils seront gardés à vue sous l'inspection et la responsabilité d'une petite flotte que chaque république à son tour entretiendra en croisière jusqu'à la mort du dernier de ces monstres. [13]
Le Vieillard.Mais, dites-moi, je vous prie, pourquoi vous être donné la peine d'amener tous ces rois jusqu'ici? Il eût été plus expédient de les pendre tous, à la même heure, sous le portique de leurs palais.
Le Sans-Culotte français.Non, non! Leur supplice eût été trop doux et aurait fini trop tót: il n'eût pas rempli le but qu'on se proposait. Il a paru plus convenable d'offrir à l'Europe le spectacle de ses tyrans détenus dans une ménagerie et se dévorant les uns les autres, ne pouvant plus assouvir leur rage sur les braves sans-culottes qu'ils osaient appeler leurs sujets. Il est bon de leur donner le loisir de se reprocher réciproquement leurs forfaits, et de se punir de leurs propres mains. Tel est le jugement solemnel et en dernier ressort qui a été prononcé contre eux à l'unanimité, et que nous venons sur ces mers mettre à exécution.
Le Vieillard.Je me rends.
Un Sans-Culotte.À présent que te voilà à-peu-près au fait, dis-nous, bon vieillard, cette île que tu habites [14] depuis vingt ans, te semblerait-elle propre à y déposer notre cargaison de mauvaise marchandise?
Le Vieillard.Mes amis, cette île n'est point habitée. Quand j'y fus jeté, c'était le matin; je ne rencontrai aucun être vivant dans tout le cours de la journée; le soir, une pyrogue vint mouiller à cette petite rade. Il en sortit plusieurs familles de sauvages, dont j'eus peur d'abord. Je ne leur rendais pas justice: ils dissipèrent bientót mes craintes par un accueil hospitalier, et me promirent de m'apporter chaque soir de leur fruit, de leur chasse ou de leur pêche: car ils venaient tous les jours, à l'entrée de la nuit, dans cette île, pour y rendre un culte religieux au volcan que vous voyez. Sans contrarier leur croyance, je les invitai à partager du moins leurs hommages entre le volcan et le soleil. Ils ne manquèrent pas de revenir de grand matin, le troisième jour suivant, pour y voir le phénomène que je leur avois annoncé, et auquel ils n'avaient point fait attention dans leurs huttes enfumées. Je les plaçai sur ce rocher blanc; je leur fis contempler le lever du soleil sortant de la mer dans toute sa [15] pompe: ce spectacle les tint dans l'extase. Depuis ce moment, il n'est pas de semaine qu'ils ne viennent adorer le soleil levant. Depuis ce moment aussi, ils me regardent et me traitent comme leur père, leur médecin, leur conseil; et, grace à eux, je ne manque de rien dans cette solitude inculte. Une fois, ils voulaient à toute force me reconnaître pour leur roi: je leur expliquai le mieux qu'il me fut possible mon aventure de là-bas, et ils jurèrent entre mes mains de n'avoir jamais de rois, pas plus que de prêtres.J'estime que cette île remplira parfaitement vos intentions; d'autant mieux, que depuis quelques semaines le cratère du volcan s'élargit beaucoup, et semble menacer d'une éruption prochaine. Il vaut mieux qu'elle éclate sur des têtes couronnées que sur celles de mes bons voisins les sauvages, ou de mes frères les braves sans-culottes.
Un Sans-Culotte.Camarades, qu'en dites-vous? je crois qu'il a raison: signalons la flote pour qu'elle viène nous joindre ici, et qu'elle y vomisse les poisons dont elle est chargée.
Le Vieillard.J'aperçois mes bons voisins; abaissez vos [16] piques devant eux en signe de fraternité; vous les verrez déposer leurs armes à vos pieds. Je ne sais point leur langue; ils ignorent la nôtre: mais le cur est de tous les pays: nous nous entretenous par gestes, et nous nous comprenons parfaitement.
Des familles sauvages sortent de leurs pirogues. Le vieillard les présente aux sans-sulottes d'Europe. On fraternise; on s'embrasse: le vieillard monte sur son rocher blanc, et fait hommage au soleil des fruits que lui ont apportés les sauvages, dans des paniers d'osier adroitement travaillés.Après la cérémonie, le vieillard converse avec eux par gestes et les met au courant.Les rois débarquent: ils entrent sur la scène un à un, le sceptre à la main, le manteau royal sur les épaules, la couronne d'or sur la tête, et au cou une longue chaîne de fer dont un sans-culotte tient le bout. |