BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean Racine

1639 - 1699

 

Phèdre [et Hippolyte]

 

Acte V

 

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Scène VI.

Thésée, Théramène.

 

Thésée.

Théramène, est-ce toi? Qu' as-tu fait de mon Fils?

Je te l' ai confié dès l' âge le plus tendre.

1490

Mais d' où naissent les pleurs que je te vois répandre?

Que fait mon Fils?

Théramène.

Ô soins tardifs, et superflus!

Inutile tendresse! Hippolyte n' est plus.

Thésée.

Dieux!

Théramène.

J' ai vu des mortels périr le plus aimable,

Et j' ose dire encor, Seigneur, le moins coupable.

Thésée.

1495

Mon Fils n' est plus? Hé quoi? Quand je lui tends les bras,

Les Dieux impatients ont hâté son trépas?

Quel coup me l' a ravi? Quelle foudre soudaine?

Théramène.

À peine nous sortions des portes de Trézène,

Il étoit sur son char. Ses gardes affligés

1500

Imitoient son silence, autour de lui rangés.

Il suivoit tout pensif le chemin de Mycènes.

Sa main sur ses chevaux laissoit flotter les rênes.

Ses superbes Coursiers, qu' on voyoit autrefois

Pleins d' une ardeur si noble obéir à sa voix,

1505

L' oeil morne maintenant, et la tête baissée

Sembloient se conformer à sa triste pensée.

Un effroyable cri, sorti du fond des flots

Des airs en ce moment a troublé le repos.

Et du sein de la terre une voix formidable

1510

Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Jusqu' au fond de nos coeurs notre sang s' est glacé;

Des Coursiers attentifs le crin s' est hérissé.

Cependant sur le dos de la plaine liquide

S' élève à gros bouillons une montagne humide.

1515

L' onde approche, se brise, et vomit à nos yeux

Parmi des flots d' écume, un Monstre furieux.

Son front large est armé de cornes menaçantes.

Tout son corps est couvert d' écailles jaunissantes.

Indomptable Taureau, Dragon impétueux,

1520

Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel avec horreur voit ce Monstre sauvage,

La terre s' en émeut, l' air en est infecté,

Le flot, qui l' apporta, recule épouvanté.

1525

Tout fuit, et sans s' armer d' un courage inutile,

Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Hippolyte lui seul, digne Fils d' un Héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au Monstre, et d' un dard lancé d' une main sûre

1530

Il lui fait dans le flanc une large blessure.

De rage et de douleur le Monstre bondissant

Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

Se roule, et leur présente une gueule enflammée,

Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.

1535

La frayeur les emporte; et sourds à cette fois,

Ils ne connoissent plus ni le frein ni la voix.

En efforts impuissants leur maître se consume,

Ils rougissent le mors d' une sanglante écume.

On dit qu' on a vu même, en ce désordre affreux

1540

Un Dieu; qui d' aiguillons pressoit leur flanc poudreux.

À travers des rochers la peur les précipite.

L' essieu crie et se rompt. L' intrépide Hippolyte

Voit voler en éclats tout son char fracassé.

Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

1545

Excusez ma douleur. Cette image cruelle

Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

J' ai vu, Seigneur, j' ai vu votre malheureux Fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Il veut les rappeler, et sa voix les effraie.

1550

Ils courent. Tout son corps n' est bientôt qu' une plaie.

De nos cris douloureux la plaine retentit.

Leur fougue impétueuse enfin se ralentit.

Ils s' arrêtent, non loin de ces tombeaux antiques,

Où des Rois ses Aïeux sont les froides reliques.

1555

J' y cours en soupirant, et sa garde me suit.

De son généreux sang la trace nous conduit.

Les rochers en sont teints. Les ronces dégouttantes

Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

J' arrive, je l' appelle, et me tendant la main,

1560

Il ouvre un oeil mourant, qu' il referme soudain.

Le Ciel, dit-il, m' arrache une innocente vie.

Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

Cher Ami, si mon Père un jour désabusé

Plaint le malheur d' un Fils faussement accusé,

1565

 Pour apaiser mon sang et mon Ombre plaintive,

Dis-lui; qu' avec douceur il traite sa Captive,

Qu' il lui rende... À ce mot ce Héros expiré

N' a laissé dans mes bras qu' un corps défiguré,

Triste objet, où des Dieux triomphe la colère,

1570

Et que méconnoîtroit l' oeil même de son Père.

Thésée.

Ô mon Fils! cher espoir que je me suis ravi!

Inexorables Dieux, qui m' avez trop servi!

À quels mortels regrets ma vie est réservée!

Théramène.

La timide Aricie est alors arrivée.

1575

Elle venoit, Seigneur, fuyant votre courroux,

À la face des Dieux l' accepter pour Époux.

Elle approche. Elle voit l' herbe rouge et fumante.

Elle voit (quel objet pour les yeux d' une Amante! )

Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.

1580

Elle veut quelque temps douter de son malheur,

Et ne connoissant plus ce Héros qu' elle adore,

Elle voit Hippolyte et le demande encore.

Mais trop sûre à la fin qu' il est devant ses yeux,

Par un triste regard elle accuse les Dieux,

1585

Et froide, gémissante, et presque inanimée,

Aux pieds de son Amant elle tombe pâmée.

Ismène est auprès d' elle. Ismène, toute en pleurs,

La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.

Et moi, je suis venu détestant la lumière

1590

Vous dire d' un Héros la volonté dernière,

Et m' acquitter, Seigneur, du malheureux emploi

Dont son coeur expirant s' est reposé sur moi.

Mais j' aperçois venir sa mortelle Ennemie.