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- A M o n s i e u r H a l l e r , *
Professeur en Médecine
à Gottingue
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- Ce n'est point ici une Dédicace; vous êtes fort au-dessus de tous les Eloges que je pourrois vous donner; & je ne connois rien de si inutile, ni de si fade, si ce n'est un Discours Académique. Ce n'est point une Exposition de la nouvelle Méthode que j'ai suivie pour relever un sujet usé & rebattu. Vous lui trouverez du moins ce mérite; & vous jugerez au reste si votre Disciple & votre ami a bien rempli sa carrière. C'est le plaisir que j'ai eu à composer cet ouvrage, dont je veux parler; c'est moi-même, & non mon livre que je vous adresse, pour m'éclairer sur la nature de cette sublime Volupté de l'Etude. Tel est le sujet de ce Discours. Je ne serois pas le premier Ecrivain, qui, n'aiant rien à dire, pour réparer la Stérilité de son Imagination, auroit pris un texte, où il n'y en eut jamais. Dites-moi donc, Double Enfant d'Apollon, Suisse Illustre, Fracastor Moderne, vous qui savez tout à la fois connoître, mesurer la Nature, qui plus est la sentir, qui plus est encore l'exprimer: savant Médecin, encore plus grand Poëte, dites-moi par quels charmes l'Etude peut changer les Heures en momens; quelle est la Nature de ces plaisirs de l'Esprit, si différens des plaisirs vulgaires... Mais la lecture de vos charmantes Poësies m'en a trop pénétré moi-même, pour que je n'essaie pas de dire ce qu'elles m'ont inspiré. L'Homme, consideré dans ce point de vue, n'a rien d'étranger à mon sujet.
La Volupté des sens, quelque aimable & chérie qu'elle soit, quelques éloges que lui ait donnés la plume apparemment reconnoissante d'un jeune Medecin françois, n'a qu'une seule jouïssance qui est son tombeau. Si le plaisir parfait ne la tüe point sans retour, il lui faut un certain tems pour ressusciter. Que les ressources des plaisirs de l'esprit sont différentes! plus on s'approche de la Vérité, plus on la trouve charmante. Non seulement sa jouissance augmente les desirs; mais on joüit ici, dès qu'on cherche à joüir. On joüit long-tems, & cependant plus vîte que l'éclair ne parcourt. Faut-il s'étonner si la Volupté de l'Esprit est aussi supérieure à celle des sens, que l'Esprit est au-dessus du Corps? L'Esprit n'est-il pas le premier des Sens, & comme le rendez-vous de toutes les sensations? N'y aboutissent-elles pas toutes, comme autant de raions, à un Centre qui les produit? Ne cherchons donc plus par quels invincibles charmes, un cur que l'Amour de la Vérité enflame, se trouve tout-à-coup transporté, pour ainsi dire, dans un monde plus beau, où il goute des plaisirs dignes des Dieux. De toutes les Attractions de la Nature, la plus forte, du moins pour moi, comme pour vous, cher Haller, est celle de la Philosophie. Quelle gloire plus belle, que d'être conduit à son Temple par la raison & la Sagesse! quelle conquête plus flateuse que de se soumettre tous les Esprits!
Passons en revue tous les objets de ces plaisirs inconnus aux Ames Vulgaires. De quelle beauté, de quelle étendue ne sont-ils pas? Le tems, l'espace, l'infini, la terre, la mer, le firmament, tous les Elemens, toutes les sciences, tous les arts, tout entre dans ce genre de Volupté. Trop resserrée dans les bornes du monde, elle en imagine un million. La nature entière est son aliment, & l'imagination son triomphe. Entrons dans quelque détail.
Tantôt c'est la Poësie ou la Peinture; tantôt c'est la Musique ou l'Architecture, le Chant, la Danse &c. qui font gouter aux connoisseurs des plaisirs ravissans. Voiez la Delbar (femme de Piron) dans une loge d'Opera; pâle & rouge tour-à-tour, elle bat la mesure avec Rebel, s'attendrit avec Iphigénie, entre en fureur avec Roland &c. Toutes les impressions de l'Orchestre passent sur son visage, comme sur une toile. Ses yeux s'adoucissent, se pâment, rient, ou s'arment d'un courage guerrier. On la prend pour une folle. Elle ne l'est point, à moins qu'il n'y ait de la folie à sentir le plaisir. Elle n'est que pénétrée de mille beautés qui m'echapent.
Voltaire ne peut refuser des pleurs à sa Merope; c'est qu'il sent le prix, & de l'ouvrage, & de l'Actrice. Vous avez lu ses écrits; & malheureusement pour lui, il n'est point en état de lire les vôtres. Dans les mains, dans la mémoire de qui ne sont-ils pas? & quel cur assez dur pour ne point en être attendri! Comment tous ses goûts ne se communiqueroient-ils pas? Il en parle avec transport.
Qu'un grand Peintre, je l'ai vu avec plaisir en lisant ces jours passés la Préface de Richardson, parle de la Peinture, quels éloges ne lui donne-t-il pas? Il adore son Art, il le met au-dessus de tout, il doute presque qu'on puisse être heureux sans être Peintre. Tant il est enchanté de sa profession!
Qui n'a pas senti les mêmes transports que Scaliger, ou le Père Mallebranche, en lisant, ou quelques belles Tirades des Poëtes Tragiques, Grecs, Anglois, François; ou certains Ouvrages Philosophiques? Jamais Mme. Dacier n'eût compté sur ce que son Mari lui promettoit; & elle trouva cent fois plus. Si l'on éprouve une sorte d'Enthousiasme à traduire & développer les pensées d'autrui, qu'est-ce donc si l'on pense soi-même? Qu'est-ce que cette génération, cet enfantement d'Idées, que produit le goût de la Nature & la recherche du Vrai? Comment peindre cet Acte de la Volonté, ou de la Mémoire, par lequel l'Ame se reproduit en quelque sorte, en joignant une idée à une autre trace semblable, pour que de leur ressemblance & comme de leur union, il en naisse une troisième; car admirez les productions de la Nature. Telle est son uniformité, qu'elles se font presque toutes de la même manière.
Les plaisirs des sens mal réglés, perdent toute leur vivacité & ne sont plus des plaisirs. Ceux de l'Esprit leur ressemblent jusqu'à un certain point. Il faut les suspendre pour les aiguiser. Enfin l'Etude a ses Extases, comme l'Amour. S'il m'est permis de le dire, c'est une Catalepsie, ou immobilité de l'Esprit, si délicieusement enivré de l'objet qui le fixe & l'enchante, qu'il semble détaché par abstraction de son propre corps & de tout ce qui l'environne, pour être tout entier à ce qu'il poursuit. Il ne sent rien, à force de sentir. Tel est le plaisir qu'on goute, & en cherchant, & en trouvant la Vérité. Jugez de la puissance de ses charmes par l'Extase d'Archimede; vous savez qu'elle lui couta la vie.
Que les autres hommes se jettent dans la foule, pour ne pas se connoître, ou plutôt se haïr; le sage fuit le grand monde & cherche la solitude. Pourquoi ne se plait-il qu'avec luimême, ou avec ses semblables? C'est que son Ame est un miroir fidèle, dans lequel son juste amourpropre trouve son compte à se regarder. Qui est vertueux, n'a rien à craindre de sa propre connoissance, si ce n'est l'agréable danger de s'aimer.
Comme aux yeux d'un Homme qui regarderoit la terre du haut des Cieux, toute la grandeur des autres Hommes s'évanouïroit, les plus superbes Palais se changeroient en Cabanes, & les plus nombreuses Armées ressembleroient à une troupe de fourmis, combattant pour un grain avec la plus ridicule furie; ainsi paroissent les choses à un sage, tel que vous. Il rit des vaines agitations des Hommes, quand leur multitude embarrasse la Terre & se pousse pour un rien, dont il est juste qu'aucun d'eux ne soit content.
Que Pope débute d'une manière sublime dans son Essai sur l'Homme! Que les Grands & les Rois sont petits devant lui! O vous, moins mon Maître, que mon Ami, qui aviez reçu de la Nature la même force de génie que lui, dont vous avez abusé; Ingrat, qui ne méritiez pas d'exceller dans les sciences; vous m'avez appris à rire, comme ce grand Poëte, ou plutôt à gémir des joüets & des bagatelles, qui occupent sérieusement les Monarques. C'est à vous que je dois tout mon bonheur. Non, la conquête du Monde entier ne vaut pas le plaisir qu'un Philosophe goute dans son cabinet, entouré d'Amis müets, qui lui disent cependant tout ce qu'il desire d'entendre. Que Dieu ne m'ôte point le nécessaire & la santé, c'est tout ce que je lui demande. Avec la santé, mon cur sans dégout aimera la vie. Avec le nécessaire, mon Esprit content cultivera toujours la sagesse.
Oui, l'Etude est un plaisir de tous les âges, de tous les lieux, de toutes les saisons & de tous les momens. A qui Ciceron n'a-t-il pas donné envie d'en faire l'heureuse expérience? Amusement dans la jeunesse, dont il tempère les passions fougueuses; pour le bien goûter, j'ai quelquefois été forcé de me livrer à l'Amour. L'Amour ne fait point de peur à un sage: il sait tout allier & tout faire valoir l'un par l'autre. Les nuages qui offusquent son entendement, ne le rendent point paresseux; ils ne lui indiquent que le remède qui doit les dissiper. Il est vrai que le Soleil n'écarte pas plus vite ceux de l'Atmosphère.
Dans la vieillesse, âge glacé, où on n'est plus propre, ni à donner, ni à recevoir d'autres plaisirs, quelle plus grande ressource que la lecture & la méditation! Quel plaisir de voir tous les jours, sous ses yeux & par ses mains, croître & se former un Ouvrage qui charmera les siècles à venir, & même ses contemporains! Je voudrois, me disoit un jour un Homme dont la vanité commençoit à sentir le plaisir d'être Auteur, passer ma vie à aller de chez moi chez l'Imprimeur. Avoit-il tort? Et lorsqu'on est applaudi, quelle Mère tendre fut jamais plus charmée d'avoir fait un enfant aimable?
Pourquoi tant vanter les plaisirs de l'Etude? Qui ignore que c'est un bien qui n'apporte point le dégout ou les inquiétudes des autres biens? un trésor inépuisable, le plus sûr contrepoison du cruel ennui; qui se promène & voyage avec nous, & en un mot nous suit partout? Heureux qui a brisé la chaine de tous ses préjugés! Celui-là seul goûtera ce plaisir dans toute sa pureté! Celui-là seul joüira de cette douce tranquillité d'Esprit, de ce parfait contentement d'une ame forte & sans ambition, qui est le Père du bonheur, s'il n'est le bonheur méme.
Arrêtons-nous un moment à jetter des fleurs sur les pas de ces grands Hommes que Minerve a, comme vous, couronnés d'un Lierre immortel. Ici c'est Flore qui vous invite avec Linaeus, à monter par de nouveaux sentiers sur le sommet glacé des Alpes, pour y admirer sous une autre Montagne de Neige un Jardin planté par les mains de la Nature: Jardin qui fut jadis tout l'héritage du célébre Professeur Suédois. De-là vous descendez dans ces prairies, dont les fleurs l'attendent pour se ranger dans un ordre, qu'elles sembloient avoir jusqu'alors dédaigné.
Là je vois Maupertuis, l'honneur de la Nation Françoise, dont une autre a merité de joüir. Il sort de la table d'un Prince, qui fait, dirai-je l'admiration, ou l'étonnement de l'Europe? Où va-t-il? dans le Conseil de la Nature, où l'attend Newton.
Que dirois-je du Chymiste, du Geomètre, du Physicien, du Mécanicien, de l'Anatomiste &c.? Celui-ci a presqu'autant de plaisir à examiner l'Homme mort, qu'on en a eu à lui donner la vie.
Mais tout cède au grand Art de guérir. Le Médecin est le seul Philosophe qui mérite de sa Patrie; il paroit comme les frères d'Helène dans les tempêtes de la vie. Quelle Magie, quel Enchantement! Sa seule vüe calme le sang, rend la paix à une ame agitée & fait renaître la douce esperance au cur des malheureux mortels. Il annonce la vie & la mort comme un Astronome prédit une Eclipse. Chacun a son flambeau qui l'éclaire. Mais si l'Esprit a eu du plaisir à trouver les règlés qui le guident, quel triomphe, vous en faites tous les jours l'heureuse expérience; quel triomphe, quand l'évènement en a justifié la hardiesse!
La première utilité des Sciences est donc de les cultiver; c'est déjà un bien réel & solide. Heureux qui a du goût pour l'étude! plus heureux qui réüssit à délivrer par elle son esprit de ses illusions, & son cur de sa vanité; but désirable, où vous avez été conduit dans un âge encore tendre par les mains de la sagesse; tandis que tant de Pédans, après un demi-siècle de veilles & de travaux, plus courbés sous le faix des préjugés, que sous celui du tems, semblent avoir tout appris, excepté à penser. Science rare à la vérité, surtout dans les savans; & qui cependant devroit être du moins le fruit de toutes les autres. C'est à cette seule Science que je me suis appliqué dès l'enfance. Jugez Mr. si j'ai réüssi: & que cet Hommage de mon Amitié soit éternellement chéri de la vôtre.
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